Magie magie, et vos idées ont du génie

Je me souviens encore de notre première rencontre.
J’arrivai près de la hutte de celle que les villageois appelaient la sorcière un peu avant la moitié du jour.
Une odeur que je n’avais encore jamais sentie parvenait de la petite île située au milieu du lac où la vieille femme avait son habitation.
Je me soumis au rituel et ôtai tous mes vêtements pour joindre son domaine, non sans sursauter à chaque fois que je pensais avoir été frôlé par quelque chose dans l’eau fraîche de " l’œil de la déesse ", comme on appelait l’endroit dans la région.
Sur la rive opposée, je trouvai une tunique rêche un peu courte que j’enfilai en grelottant avant de me hâter vers la hutte et sa promesse de chaleur.
J’y trouvai la sorcière occupée à touiller le contenu d’un petit chaudron ; ça sentait drôlement bon.
Elle ressemblait plus ou moins à ce qui se racontait : une petite bonne femme toute sèche et toute fripée au regard rieur.

" C’est euh… Votre dernière potion ? "
" C’est ça ", répondit la maîtresse des lieux sans se formaliser que je ne l’ai même pas saluée.
" Et elle fait quoi ? "
" Si elle est réussie tu veux dire ? "

Je hochai la tête sans quitter des yeux la surface bouillonnante de la mixture.

" Elle donne le sourire et apaise la faim pendant au moins une demi-journée. "

Je la fixai un instant avant de comprendre, puis en souriant je rejoignis la table de bois bancale où elle avait déjà installé mon couvert.

" Alors mon garçon ", demanda-t-elle, en me servant généreusement, " qu’est-ce qui t’amène ? "
" Mais si vous saviez que j’allais venir ", répondis-je en désignant le bol fumant et la cuillère de bois disposés devant moi, " vous ne connaissez pas aussi le motif de ma visite ? "
" Je préfère l’entendre de ta propre bouche. Les mots qu’utilise une personne sont importants. "

Elle s’installa face à moi avec sa portion de bonheur.

" Au fait, comment ça s’appelle ? "
" De la ratatouille. Un jour peut-être en maîtriseras-tu le secret toi aussi. C’est de loin ma potion la plus puissante. "

Comme elle ne cessait de sourire, je ne savais pas à quel point elle était sérieuse et à quel point elle se moquait gentiment de moi. Mais comme j’avais soif d’apprendre tout autant que j’avais faim du contenu de mon bol, je ne relevai pas et goûtai enfin son odorante préparation.

Aujourd’hui encore, les mots me manquent pour décrire ce que je ressentis alors mais ce que je peux dire avec certitude c’est que c’est à cet instant précis que je sus que les histoires disaient vrai : c’était vraiment une sorcière.
Jamais depuis ce jour je n’ai regretté un instant de m’être mis à son service.
Je ne maîtrise toujours pas la recette de la ratatouille mais j’ai encore de nombreuses années devant moi pour la travailler et entre temps j’ai appris quelques autres petites choses utiles.
Par exemple, vous saviez, vous, que le chèvrefeuille a au moins dix-sept usages médicinaux ? C’est fou non ?

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C’était la fête du solstice et Madame Racine - le nom que s’était attribuée la vieille femme cette semaine là - me laissait observer sa préparation de la soupe au fromage.
Un peu plus tôt dans la journée, elle nous avait confectionné deux petits masques en écorce, comme l’exigeait la tradition. Pour l’heure, elle portait le sien relevé sur le front, doublant temporairement son nombre d’yeux. C’était rudement impressionnant !

" Tu sais, petit ", me dit-elle sans cesser de touiller son odorante tambouille, " quand on veut être, eh bien… Ce que tu aspires à devenir, il vaut mieux ne pas éternuer au moment où tu prononces les « paroles ». Les conséquences pourraient être dramatiques. "

Je suivis son regard, dirigé vers le coin de la cuisine où une portée de chatons faisaient leurs premiers pas.
Ce n’était pas la première fois que nous avions cette discussion, « Mémé Quat’ Zyeux » et moi. Elle me répétait sans arrêt que si je ne voulais pas attraper de maladies, jamais, il fallait absolument que je prenne l’habitude de caresser un chat avec abondance chaque jour qui passait.

" Pourquoi crois-tu que dans toutes les histoires à notre sujet il y a toujours des greffiers ? "

Je n’avais pas quitté la portée des yeux et regardais les petites boules de poils hirsutes s’éparpiller maladroitement dans toutes les directions.

" Il pourra être de n’importe couleur ? "
" Hein ? Oh oui, bien sûr, cette histoire de chats noirs c’est juste une invention des gens qui sachent pas. "

Cela me rappela que moi aussi j’avais un cadeau pour Mémé Q… pour madame Racine. C’était la coutume, pour la fête du solstice, de s’offrir des choses.
Aussitôt, je me précipitai vers le poulailler, où j’avais caché le petit pot de terre rempli d’onguent pour ses vieux os que j’avais préparé en secret.
Le souci, c’est que rendu là je découvris que les occupantes des lieux avaient apparemment adopté le pot qui, il est vrai, ressemblait beaucoup à un œuf. Ça allait assurément être toute une aventure pour le récupérer !

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Plusieurs saisons passèrent ainsi, à mélanger des herbes aromatiques, faire pousser de belles carottes, caresser des chats et, occasionnellement, lire de vieux parchemins.

Et puis, un matin où il faisait particulièrement bon, Mémé Quat’ Zyeux ne revint pas du pays des rêves.
Ce ne fut pas vraiment une surprise ; vous auriez vu son regard, comme il s’illuminait chaque fois qu’elle racontait ses aventures là-bas…
D’ailleurs, elle aussi devait s’attendre à un jour s’y installer définitivement car elle avait laissé un looooong parchemin indiquant avec une extrême précision quoi faire de sa collection de cuillères en bois et qui je devais aller trouver si je souhaitais poursuivre ma formation.

Sacrée Mémé…
Ce fut sa dernière farce…
En effet, le formateur en question se révéla être un vieux bonhomme fripé persuadé que la pire menace qui pouvait peser sur un jeune apprenti-sorcier était de loin, et de près encore davantage, les membres du sexe opposé.
C’était d’ailleurs les « créatures » auxquelles il avait consacré le plus de place dans son Bestiaire Monstrueux et longtemps, il chercha à me convaincre de choisir comme tout premier sort quelque chose qui me mettrait à l’abri de ces « terribles abominations ».

Ce n’était pas là notre seul sujet de désaccord.
Le vieil homme trouvait aussi à redire à ma manière de pratiquer la magie.
Soi disant que ça ne servait à rien d’y ajouter formules, gestes et ingrédients, que c’était un coup à faire tomber sa porcelaine et à raviver son allergie à la ciboulette.
J’avais bien tenté de lui expliquer que la cuisine de Mémé et son habitude de tout faire en chantant me manquaient mais il avait semblé ne rien entendre et m’avait invité à relire plutôt son Bestiaire…
Les treize volumes…
N’empêche, ce serait amusant de découvrir un jour qu’effectivement la ciboulette ou le chant rendent les sortilèges plus efficaces, non ?

Finalement, la seule chose que je conservai de l’enseignement du vieil homme, ce fut ce poussin reçu en récompense d’une mission qu’il m’avait envoyé remplir à sa place, poussin que bien sûr je ne pus me résoudre à manger.
C’est d’ailleurs le jour où le vieux maître nous « courut » après car il avait envie de volaille pour son déjeuner que je quittai définitivement son service pour poursuivre mon enseignement par moi-même.

Mazette, apprenti-sorcier
Eustache, apprenti poulet
et Le Chat